Un
épisode de la guerre de Cent Ans
Un
volet de ce que nous avons intitulé «histoires insolites de
la vallée du Viaur» s'est déroulé en 1380,
au château de Thuriès, donc une quarantaine d’années avant les
épisodes locaux du Grand Schisme d’Occident. La France est
alors au beau milieu de la guerre de Cent ans et la région particulièrement
déstabilisée d’autant plus que, quelques années plus tôt, la «
Peste Noire » a fait périr 55% de la population (essentiellement
des jeunes) de la cité de Rodez (entre 1328 et 1355) et 57 % de
celle d’Albi (1343-1347).
Les
grandes compagnies
En
1360 (traité de Brétigny) les anglais, au summum de leur extension
territoriale, occupaient tout le sud-ouest et possédaient le Rouergue.
A cette date, le Viaur est donc une frontière où l’on s’affronte
régulièrement. A partir de 1369, le roi Charles V entreprend la
reconquête progressive du royaume mais s’il réussit à chasser progressivement
les anglais, la sécurité n’en est pas pour autant assurée. En effet,
le Rouergue et l’Albigeois, comme bien d’autres régions, sont confrontés
aux agissements des «grandes compagnies» (ou encore routiers).
Il s’agit de bandes de mercenaires, au service le plus souvent des
anglais mais aussi des familles nobles qui les utilisent dans leurs
guerres in-testines. Ainsi, la maison d’Armagnac employait en 1376,
pour régler ses démêlés avec le comte de Foix, un célèbre chef de
routiers : Perrot de Galard. Faute de commandes, ces mercenaires
se trouvent démobilisés et s’organisent alors pour «vivre sur
le pays», c'et à dire aux dépens des habitants bien entendu.
Les Chroniques de Jean
Froissart : des contes et légendes ?
C’est dans ce contexte, que Jean Froissart publie, en 1408, ses
chroniques consacrées à la guerre de Cent ans. Elles contiennent
de nombreux «témoignages» sur les pratiques de ces routiers
notamment celles d’un capitaine des compagnies : le Bascot (bâtard)
de Mauléon que Froissart aurait en quelque sorte interviewé
en 1388. Les récits de Froissart, souvent ornés d’anecdotes (voir
à la fin le texte sur Thuriès) ont amené beaucoup d’historiens à
douter, de la fiabilité des évènements rapportés, comme de la réalité
des personnages. Il était donc légitime de mettre en doute la prise
du château de Thuriès en 1380 par le bâtard de Mauléon, d'ailleurs
peut-être lui aussi, pur personnage de fiction.
La
prise de Thuriès et les historiens.
Les
érudits tarnais de la fin du dix-neuvième siècle (Emile Jolibois,
Edmond Cabié, Auguste Vidal) en publiant les délibérations et les
comptes des consuls d’Albi montrent les premiers que la prise de
Thuriès n’avait rien d’un « conte et légende du Viaur ».
En 2011, un historien anglais, Guilhem Pépin, (Article :
“‘Towards a Rehabilitation of Froissart’s Credibility : The
Non Fictitious Bascot de Mauléon”, dans l’ouvrage “ The
Soldier Experience in the Fourteenth Century” par Adrian R.
Bell, Anne Curry, …) en se fondant cette fois sur des sources anglaises
(liste de forteresses tenues par les anglais) confirme ce que Froissart
a narré : le « basco de Maulion » avait bien pris le château
de Thuriès en 1380 (ce qui n’implique pas que les détails des chroniques
aient tous été une réalité). Il contrôlait également les Planques,
où s’il n’y a pas de château-fort, on peut cependant se servir de
l’église fortifiée comme place-forte. Certes, pour les besoins de
son récit (en particulier l’anecdote des meules de foin) Froissart
pl-ce la prise du château de Thuriès en juin 1380, alors qu’en réalité
elle se déroula probablement en octobre mais la prise fut bien effective.
Une place difficile
à prendre
Son déroulement, sans assaut, mais par ruse est d’ailleurs conforme
à la majorité des cas de figure des prises de forteresses pendant
la guerre de Cent Ans. Les comptes de la ville d’Albi montrent que
l’événement, potentielle menace pour l’albigeois, fut pris très
au sérieux. C’est le sénéchal de Toulouse, Collard d’Estouteville,
seigneur de Turci (Torcy arrondissement de Dieppe) qui est chargé,
pour le roi de France, du siège de la place (15 octobre 1380) pour
en chasser les routiers, ce que ne pouvait faire le seigneur de
Thuriès, Sicard del Bosc. Les consuls d’Albi votent de l’aide (pain,
vin, viande, gages des soldats) mais l’on manque d’armes de siège.
Faute de moyens l’on abandonne la construction d’une « truie » («
un engienh que apelo trueja per damnejar los Engles », disent
les sources mais on ne sait pas de quoi il s’agit exactement) et
Turci lève le camp (1er février 1381).

Cette
vue générale des ruines de Thuriès met bien
en valeur le caractère "imprenable" de la place-forte.
Une longue occupation "anglaise"
Comme les grandes compagnies ont l’habitude de « vivre sur le
pays », les habitants, faute de mieux tentent de négocier avec
eux. Les négociations ou « patis » [pacte] étaient monnaie
courante entre routiers et pouvoirs locaux, ou même et encore
plus fort ... avec les assiégeants de leurs places-fortes. Ce
fut le cas pour la vallée du Viaur, en septembre 1381, quand les
consuls d’Albi demandent aux « anglais » que les vendanges se
fassent sans dommage et en sécurité. Pour leur protection, les
habitants se tournent aussi, un peu plus naturellement vers les
familles nobles, notamment celle d’Armagnac, dont le chef,
le comte Jean II, reprend le siège de Thuriès, deux ans plus
tard en Juin 1383. Il en réussit l’évacuation, le 15 octobre 1384,
à l’issue de négociations avec Johan Portal, compagnon de Mauléon.
Johan Portal était pourtant soutenu (envoi d’hommes et de
vivres) par Gaston Fébus (Phoebus), comte de Foix et concurrent
de la famille d’Armagnac pour le contrôle de la province de
Languedoc (revendication du poste de lieutenant général du roi).
Ils s’affrontaient notamment dans l’Albigeois que les deux lignées
nobles se dis-putaient âprement, les armes à la main. Après 1384,
on ne trouve, dans les sources locales existantes, aucune men-tion
du bascot de Mauléon. Seul Froissart mentionne la possession de
Thuriès par les routiers bien au-delà de 1384 en rapportant les
propos du bascot de Maulion, qui proclame qu’il ne savait que
faire de ce château (le témoignage aurait été recueilli par le
chroniqueur en 1388 à Orthez).
Conclusion
En tout cas, la main mise des anglais sur Thuriès dura assurément
quatre années. Gageons qu’elles parurent bien longues à la population
du Ségala si l’on prend en compte les propos du bâtard de Mauléon
qui proclamait que la prise de Thuriès lui avait rapporté beaucoup
d’argent par pillages et négociations. Cependant, le Ségala, région
pauvre et en crise depuis longtemps n’a certainement pas procuré
à ce chef de routiers autant de richesses qu’il voulait bien le
dire même si les sources historiques ne permettent pas de prendre
la mesure des véritables ponctions effectuées sur les habitants.
Cette
vue intérieure de la tour montre la modestie de l'édifice
surtout au regard de la convoitise suscitée.
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Le texte de Froissart
Je
[Mauléon] suis parti observer et surveiller la ville et le
château de Thuriès en Albigeois, lequel château depuis m’a valu, autant
par pillages, par négociations et par bonnes fortunes que j’y ai eues,
cent mille francs. Et je vous dirai comment je le pris et conquis.
Au dehors du château et de la ville il y a une très belle fontaine,
où par habitude tous les matins les femmes de la ville venaient à
toutes cruches et autres ustensiles et la puisait et emportait amont
en la ville sur leurs têtes. Je me mis en peine pour l’avoir, et pris
cinquante compagnons du Chastel Cuillier [Castelculier, au sud-est
d’Agen] et chevauchâmes tout un jour par bois et par bruyères et la
nuit suivante. Et environ minuit je me mis en embuscade assez près
de Thuriès, avec seulement six hommes. En habits de femme et cruches
en nos mains vînmes en une prairie assez près de la ville, et nous
mussâmes en une meule de foin, car il était environ la Saint- Jean
en été, que l’on avait fané et fauché. Quand l’heure fut venue que
la porte fut ouverte et que les femmes commençaient à venir à la fontaine,
chacun de nous prit sa cruche et les emplîmes, et puis nous mîmes
au retour vers la ville, nos visages enveloppés de couvre-chefs. Jamais
on ne nous eût connus. Les femmes que nous rencontrions nous disaient
; « Ha Sainte-Marie ! Que vous êtes matin levées. » Nous répondions
en leur langage à feinte voix « C’est voir ! » et passions
outre, et vînmes ainsi tous les six à la porte. Quand nous y fûmes
venus, nous n’y trouvâmes autre garde qu’un savetier qui mettait à
point ses formes et ses rivets. L’un de nous sonna un cornet pour
prévenir nos compagnons qui étaient en embuscade. Le savetier ne s’en
donna garde. Ayant entendu le cornet sonner, nous demanda ; « Femmes,
harou ! Qui est-ce là qui a sonné ce cornet ? » L’un répondit
et dit : « C’est un prêtre qui s’en va aux champs. Je ne sais s’il
est curé ou chapelain de la ville. C’est voir, dit-il, c’est Messire
François notre prêtre, trop volontiers va le matin aux champs pour
chercher les lièvres ». Tantôt incontinent, nos compagnons venus,
entrâmes en la ville où ne trouvâmes oncques hommes qui mit main à
l’épée, ni soit à défense. Ainsi pris-je la ville et le château de
Thuriès, qui m’a fait plus de profit et de revenus par an, et tous
les jours quand il venait à point, que le château et toutes les dépendances
d’icelui à vendre en marchandant âprement au plus cher en valeur.
Or je ne sais à présent ce que j’en dois faire, car je suis en négociations
avec le comte d’Armagnac et le dauphin d’Auvergne qui ont puissance
expresse de par le roi de France d’acheter les villes et les forts
aux compagnons qui les tiennent en Auvergne, en Rouergue, en Quercy,
en Limousin, en Périgord, en Albigeois, en Agenais, et à tous ceux
qui font guerre, et ont fait, au titre du roi d’Angleterre, et plusieurs
sont déjà partis en ont rendu leurs forts. Or je ne sais si je rendrai
le mien. A ces mots répondit le bourc de Campane et dit « Cousin,
vous dîtes voir. Aussi pour le fort de Carlac que je tiens en Auvergne
suis-je venu apprendre des nouvelles à Orthez en l’hôtel du comte
de Foix, car Messire Louis de Sancerre, maréchal de France, doit être
ici bientôt. Il est tout coi à Tarbes, ainsi que j’ai ouïe dire à
ceux qui l’y ont vu. » A ces mots demandèrent-ils le vin. On l’apporta,
et bûmes ; et puis le Bascot de Mauléon me dit « Messire Jehan
[Froissart], que dîtes vous ? Êtes-vous bien informé de ma vie ? J’ai
eu encore assez plus d’aventures que je ne vous ai dit, desquelles
de toutes je ne peux ni ne veux parler. » Par ma foi dis-je «
Sire, oui ».
Texte adapté,
l’original est consultable sur le
site de la BNF.
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