HISTOIRE/LIEUX INSOLITES : Thuriès ...

 la prise du château en 1380

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 "Itinéraires au fil du Viaur", guide édité par l'association avec l'aide du contrat de rivière. 18.9 € (port gratuit) sur commande (par chèque à Viaur-Vivant) adressée à "Viaur-Vivant" 81190 MIRANDOL 
 
Un épisode de la guerre de Cent Ans

Un volet de ce que nous avons intitulé «histoires insolites de la vallée du Viaur» s'est déroulé en 1380, au château de Thuriès, donc une quarantaine d’années avant les épisodes locaux du Grand Schisme d’Occident. La France est alors au beau milieu de la guerre de Cent ans et la région particulièrement déstabilisée d’autant plus que, quelques années plus tôt, la « Peste Noire » a fait périr 55% de la population (essentiellement des jeunes) de la cité de Rodez (entre 1328 et 1355) et 57 % de celle d’Albi (1343-1347).

Les grandes compagnies

En 1360 (traité de Brétigny) les anglais, au summum de leur extension territoriale, occupaient tout le sud-ouest et possédaient le Rouergue. A cette date, le Viaur est donc une frontière où l’on s’affronte régulièrement. A partir de 1369, le roi Charles V entreprend la reconquête progressive du royaume mais s’il réussit à chasser progressivement les anglais, la sécurité n’en est pas pour autant assurée. En effet, le Rouergue et l’Albigeois, comme bien d’autres régions, sont confrontés aux agissements des «grandes compagnies» (ou encore routiers). Il s’agit de bandes de mercenaires, au service le plus souvent des anglais mais aussi des familles nobles qui les utilisent dans leurs guerres in-testines. Ainsi, la maison d’Armagnac employait en 1376, pour régler ses démêlés avec le comte de Foix, un célèbre chef de routiers : Perrot de Galard. Faute de commandes, ces mercenaires se trouvent démobilisés et s’organisent alors pour «vivre sur le pays», c'et à dire aux dépens des habitants bien entendu.

Les Chroniques de Jean Froissart : des contes et légendes ?

C’est dans ce contexte, que Jean Froissart publie, en 1408, ses chroniques consacrées à la guerre de Cent ans. Elles contiennent de nombreux «témoignages» sur les pratiques de ces routiers notamment celles d’un capitaine des compagnies : le Bascot (bâtard) de Mauléon que Froissart aurait en quelque sorte interviewé en 1388. Les récits de Froissart, souvent ornés d’anecdotes (voir à la fin le texte sur Thuriès) ont amené beaucoup d’historiens à douter, de la fiabilité des évènements rapportés, comme de la réalité des personnages. Il était donc légitime de mettre en doute la prise du château de Thuriès en 1380 par le bâtard de Mauléon, d'ailleurs peut-être lui aussi, pur personnage de fiction.

La prise de Thuriès et les historiens.

Les érudits tarnais de la fin du dix-neuvième siècle (Emile Jolibois, Edmond Cabié, Auguste Vidal) en publiant les délibérations et les comptes des consuls d’Albi montrent les premiers que la prise de Thuriès n’avait rien d’un « conte et légende du Viaur ». En 2011, un historien anglais, Guilhem Pépin, (Article : “‘Towards a Rehabilitation of Froissart’s Credibility : The Non Fictitious Bascot de Mauléon”, dans l’ouvrage “ The Soldier Experience in the Fourteenth Century” par Adrian R. Bell, Anne Curry, …) en se fondant cette fois sur des sources anglaises (liste de forteresses tenues par les anglais) confirme ce que Froissart a narré : le « basco de Maulion » avait bien pris le château de Thuriès en 1380 (ce qui n’implique pas que les détails des chroniques aient tous été une réalité). Il contrôlait également les Planques, où s’il n’y a pas de château-fort, on peut cependant se servir de l’église fortifiée comme place-forte. Certes, pour les besoins de son récit (en particulier l’anecdote des meules de foin) Froissart pl-ce la prise du château de Thuriès en juin 1380, alors qu’en réalité elle se déroula probablement en octobre mais la prise fut bien effective.

Une place difficile à prendre

Son déroulement, sans assaut, mais par ruse est d’ailleurs conforme à la majorité des cas de figure des prises de forteresses pendant la guerre de Cent Ans. Les comptes de la ville d’Albi montrent que l’événement, potentielle menace pour l’albigeois, fut pris très au sérieux. C’est le sénéchal de Toulouse, Collard d’Estouteville, seigneur de Turci (Torcy arrondissement de Dieppe) qui est chargé, pour le roi de France, du siège de la place (15 octobre 1380) pour en chasser les routiers, ce que ne pouvait faire le seigneur de Thuriès, Sicard del Bosc. Les consuls d’Albi votent de l’aide (pain, vin, viande, gages des soldats) mais l’on manque d’armes de siège. Faute de moyens l’on abandonne la construction d’une « truie » (« un engienh que apelo trueja per damnejar los Engles », disent les sources mais on ne sait pas de quoi il s’agit exactement) et Turci lève le camp (1er février 1381).


Cette vue générale des ruines de Thuriès met bien en valeur le caractère "imprenable" de la place-forte.
Une longue occupation "anglaise"

Comme les grandes compagnies ont l’habitude de « vivre sur le pays », les habitants, faute de mieux tentent de négocier avec eux. Les négociations ou « patis » [pacte] étaient monnaie courante entre routiers et pouvoirs locaux, ou même et encore plus fort ... avec les assiégeants de leurs places-fortes. Ce fut le cas pour la vallée du Viaur, en septembre 1381, quand les consuls d’Albi demandent aux « anglais » que les vendanges se fassent sans dommage et en sécurité. Pour leur protection, les habitants se tournent aussi, un peu plus naturellement vers les familles nobles, notamment celle d’Armagnac, dont le chef, le comte Jean II, reprend le siège de Thuriès, deux ans plus tard en Juin 1383. Il en réussit l’évacuation, le 15 octobre 1384, à l’issue de négociations avec Johan Portal, compagnon de Mauléon. Johan Portal était pourtant soutenu (envoi d’hommes et de vivres) par Gaston Fébus (Phoebus), comte de Foix et concurrent de la famille d’Armagnac pour le contrôle de la province de Languedoc (revendication du poste de lieutenant général du roi). Ils s’affrontaient notamment dans l’Albigeois que les deux lignées nobles se dis-putaient âprement, les armes à la main. Après 1384, on ne trouve, dans les sources locales existantes, aucune men-tion du bascot de Mauléon. Seul Froissart mentionne la possession de Thuriès par les routiers bien au-delà de 1384 en rapportant les propos du bascot de Maulion, qui proclame qu’il ne savait que faire de ce château (le témoignage aurait été recueilli par le chroniqueur en 1388 à Orthez).

Conclusion

 

En tout cas, la main mise des anglais sur Thuriès dura assurément quatre années. Gageons qu’elles parurent bien longues à la population du Ségala si l’on prend en compte les propos du bâtard de Mauléon qui proclamait que la prise de Thuriès lui avait rapporté beaucoup d’argent par pillages et négociations. Cependant, le Ségala, région pauvre et en crise depuis longtemps n’a certainement pas procuré à ce chef de routiers autant de richesses qu’il voulait bien le dire même si les sources historiques ne permettent pas de prendre la mesure des véritables ponctions effectuées sur les habitants.


  Cette vue intérieure de la tour montre la modestie de l'édifice surtout au regard de la convoitise suscitée.

 

Le texte de Froissart

Je [Mauléon] suis parti observer et surveiller la ville et le château de Thuriès en Albigeois, lequel château depuis m’a valu, autant par pillages, par négociations et par bonnes fortunes que j’y ai eues, cent mille francs. Et je vous dirai comment je le pris et conquis. Au dehors du château et de la ville il y a une très belle fontaine, où par habitude tous les matins les femmes de la ville venaient à toutes cruches et autres ustensiles et la puisait et emportait amont en la ville sur leurs têtes. Je me mis en peine pour l’avoir, et pris cinquante compagnons du Chastel Cuillier [Castelculier, au sud-est d’Agen] et chevauchâmes tout un jour par bois et par bruyères et la nuit suivante. Et environ minuit je me mis en embuscade assez près de Thuriès, avec seulement six hommes. En habits de femme et cruches en nos mains vînmes en une prairie assez près de la ville, et nous mussâmes en une meule de foin, car il était environ la Saint- Jean en été, que l’on avait fané et fauché. Quand l’heure fut venue que la porte fut ouverte et que les femmes commençaient à venir à la fontaine, chacun de nous prit sa cruche et les emplîmes, et puis nous mîmes au retour vers la ville, nos visages enveloppés de couvre-chefs. Jamais on ne nous eût connus. Les femmes que nous rencontrions nous disaient ; « Ha Sainte-Marie ! Que vous êtes matin levées. » Nous répondions en leur langage à feinte voix « C’est voir ! » et passions outre, et vînmes ainsi tous les six à la porte. Quand nous y fûmes venus, nous n’y trouvâmes autre garde qu’un savetier qui mettait à point ses formes et ses rivets. L’un de nous sonna un cornet pour prévenir nos compagnons qui étaient en embuscade. Le savetier ne s’en donna garde. Ayant entendu le cornet sonner, nous demanda ; « Femmes, harou ! Qui est-ce là qui a sonné ce cornet ? » L’un répondit et dit : « C’est un prêtre qui s’en va aux champs. Je ne sais s’il est curé ou chapelain de la ville. C’est voir, dit-il, c’est Messire François notre prêtre, trop volontiers va le matin aux champs pour chercher les lièvres ». Tantôt incontinent, nos compagnons venus, entrâmes en la ville où ne trouvâmes oncques hommes qui mit main à l’épée, ni soit à défense. Ainsi pris-je la ville et le château de Thuriès, qui m’a fait plus de profit et de revenus par an, et tous les jours quand il venait à point, que le château et toutes les dépendances d’icelui à vendre en marchandant âprement au plus cher en valeur. Or je ne sais à présent ce que j’en dois faire, car je suis en négociations avec le comte d’Armagnac et le dauphin d’Auvergne qui ont puissance expresse de par le roi de France d’acheter les villes et les forts aux compagnons qui les tiennent en Auvergne, en Rouergue, en Quercy, en Limousin, en Périgord, en Albigeois, en Agenais, et à tous ceux qui font guerre, et ont fait, au titre du roi d’Angleterre, et plusieurs sont déjà partis en ont rendu leurs forts. Or je ne sais si je rendrai le mien. A ces mots répondit le bourc de Campane et dit « Cousin, vous dîtes voir. Aussi pour le fort de Carlac que je tiens en Auvergne suis-je venu apprendre des nouvelles à Orthez en l’hôtel du comte de Foix, car Messire Louis de Sancerre, maréchal de France, doit être ici bientôt. Il est tout coi à Tarbes, ainsi que j’ai ouïe dire à ceux qui l’y ont vu. » A ces mots demandèrent-ils le vin. On l’apporta, et bûmes ; et puis le Bascot de Mauléon me dit « Messire Jehan [Froissart], que dîtes vous ? Êtes-vous bien informé de ma vie ? J’ai eu encore assez plus d’aventures que je ne vous ai dit, desquelles de toutes je ne peux ni ne veux parler. » Par ma foi dis-je « Sire, oui ».

 

Texte adapté, l’original est consultable sur le site de la BNF.



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